« La route 117 et l’autoroute 15 traversent une sorte de musée des horreurs de l’aménagement. Sur près de 300 km, de la sortie du Parc de La Vérendrye jusqu’à l’autoroute métropolitaine de Montréal, tout ce qui n’est pas la nature est uniformément laid »

Bernard Émond

Disons, pour commencer, que La Grande Invasion traite essentiellement des impacts du surdéveloppement sur les populations locales des Laurentides. Cas d’espèce s’il en est un, le pays du Doc Grignon fait aujourd’hui figure d’exception au Québec : les Laurentides affiche la meilleure performance économique de la province grâce à une industrie récréotouristique florissante. Mais le boom immobilier qui accompagne ce développement spectaculaire fait peser plusieurs périls sur les populations locales des Pays-d’en-Haut. C’est sur ces écueils, sur l’angle mort de ce développement que je vous invite à réfléchir.

Retour aux sources

À l’origine, ce documentaire portait le titre très évocateur de « Disneyisation des Laurentides ». Il avait pour sujet la destruction du patrimoine bâti dans les Laurentides sous la poussée de l’urbanisme à l’américaine. Dans cette première mouture, le personnage principal du film était entrepreneur-menuisier. Il dénonçait la disparition des artisans dans le domaine de la construction au Québec, de tous ces ébénistes et menuisiers qui maitrisaient les métiers du bois, matériau premier du pays. À ses dires, le durcissement des règles dans l’industrie de la construction, au tournant des années 1970, aurait eu raison de ces artisans dont le métier n’était pas reconnu par l’État. Tout le génie et le savoir-faire de ces hommes qui avaient marqué le bâti au Québec ont été remplacés par des tonnes de clabords et de vinyle bon marché.

Victor-Lévy Beaulieu, écrivant sur Ferron, évoquait cette tendance autodestructrice :

« les maisons de la Nouvelle-Angleterre, même récentes, sont si belles : leur architecture se fonde sur le passé dont elles se nourrissent pour que tout puisse être à la même hauteur. Au Québec et dans le Nouveau-Brunswick chiac, c’est généralement le contraire qui se produit: les maisons qui s’ajoutent ne représentent rien de plus que ce qui, de tout paysage, s’est perdu quelque part, dans le grand culs-de-sac du prêt-à-habiter. La première fois que Jacques Ferron est venu à Moncton (…), qu’est-ce qui l’a frappé en tout premier lieu? Ces vieilles bâtisses à pignons multiples qui, en plus de lui rappeler le chef-d’oeuvre de Nathaniel Hawthorne, cette Maison aux sept pignons, lui on fait penser à celle de son enfance, golurée de partout et avec une tour sur le sommet de laquelle même un drapeau ne peut paraître dépareillé. Aujourd’hui, ces maisons nous les avons vus: on les a défoncés dans leur pignons, en a fait des toits tout plats, on a obturé leurs fenêtres ou bien on les a déformées, de sorte que ça ne ressemble plus à grand-chose (…) »

L’idée était donc de se pencher sur la destruction du patrimoine architecturale dans les Laurentides sous la poussée de l’urbanisme à l’américaine. Je voulais montrer que le travail de cet artisan, ébéniste-menuisier, pouvait redonner un caractère authentique aux villages de la région. Mais rapidement, sur le terrain, un phénomène implacable qui gagne le territoire et a frappé quasiment d’insignifiance cette entreprise de réflexion sur nos villes et villages. Ce phénomène, véritable tsunami de grands commerces répétés à l’infini, prend désormais tout l’espace. Il se nomme McDonald’s, Burger King, Future Shop, Wall-Mart, Costco, Golf Town, Allstate, Brick, Costco, Eggstyle, Empire Sport, Homesense, et j’en passe…

C’est ce dernier courant d’urbanisme qui retiendra mon attention, cet « urbanisme à l’américaine » qui prend chez nous des allures de développement sauvage, emportant dans son sillage des pans entiers de notre culture et de notre mémoire. Ce courant de l’urbanisme, en faisant primer les intérêts du privé sur ceux de la collectivité, érige le promoteur en penseur de notre développement. Encore une fois, c’est l’économie qui prime sur les autres considérations, pervertissant notre rapport au monde en frappant d’impuissance l’urbanisme comme pratique censée organisée la ville et ses territoires dans une perspective dite aujourd’hui de développement durable. Notez bien qu’un des principes fondamentaux du développement durable, dont on fait trop peu de cas, c’est le libre accès au territoire. Et c’est justement ce principe qui est sérieusement menacé au Québec et ailleurs. L’objectif premier de l’urbanisme se dissout sous les assauts répétés de l’économisme triomphant, si bien qu’aujourd’hui, il faudrait plutôt parler « d’urbanisme fiscal ». Comme dirait Max Querrien, « l’urbanisme apparaît beaucoup moins comme une ensemble de projets pour les villes que comme un compromis de l’organisme social avec le cancer foncier et ses dérèglements ».

Les développeurs qui nous ont confisqué le développement des cités rappellent combien « l’architecture et l’urbanisme ne sont pas des activités économiques comme les autres, mais des pratiques éminemment politiques. Elles participent au cadre de vie des citadins, tout comme elles expriment un moment culturel de la civilisation dans laquelle elles se manifestent. Dans la plupart des pays du monde, ces activités sont aujourd’hui confisquées par une poignée de « décideurs » et de « professionnels » qui bénéficient d’une étrange et choquante impunité. (Thiery Paquot) » Le scandale de la corruption au Québec, c’est la manifestation par excellence de ce maldéveloppement érigé en système.

À bientôt!

Martin Frigon
Le réalisateur